jeudi 10 juillet 2008

Loyautes inconscients a nos aieux


C’est Anne Ancelin Schützenberger qui revendique la création, il y a une trentaine d’années, de ce néologisme,associant les deux vocables : généalogie et psychologie. Psychothérapeute, groupe analyste et psychodramatiste, Anne Ancelin est professeur émérite de l’Université de Nice où elle a dirigé pendant une vingtaine d’année le laboratoire de psychologie sociale et clinique.

Théorie issue d’observations qu’elle réalise au tours de sa carrière, la psychogénéalogie peut être définie comme une méthode de psychanalysis.

La psychogénéalogie est basée sur différents concepts de psychanalyse dont celui d’inconscient collectif développé au début du XXe siècle par le disciple de Sigmund Freud, Carl Gustav Jung mais aussi le concept de loyauté familiale invisible et celui de « fantôme ».

L’inconscient

Pour Jung, l’inconscient collectif est l’ensemble des images et motifs qui symbolisent les instincts fondamentaux de l’Homme. Il se manifeste sous forme d’archétypes, c’est-à-dire d’images anciennes, que l’on retrouve dans les mythes et légendes, comme le dragon ou le paradis perdu, et qui seraient comunes à toute l’humanité. Ces archétypes se manifesteraient dans les rêves, les délires et les arts picturaux. Jung distingue plusieurs strates dans l’inconscient collectif :d’abord l’inconscient collectif familial, puis l’inconscient collectif du groupe ethnique et culturel et enfi n,l’inconscient collectif primordial (où l’on retrouve tout ce qui est commun à l’humanité comme la peur de

l’obscurité, l’instinct de survie).

Jung précise que cet inconscient collectif sous-entend une certaine hérédité. Cependant, dans Psychologie de l’Inconscient (1913), il écrit : « Je n’affirme nullement la transmission héréditaire de représentations, mais uniquement la transmission héréditaire de la capacité d’évoquer tel ou tel élément du patrimoine représentatif » [1].

Cette idée est reprise plus tard, par Jacob Lévi Moreno qui la développe et postule l’existence d’un co-inconscient familial ou groupal qui serait le vecteur d’une transmission transgénérationnelle.

Pourtant, déjà en 1913, dans Totem et tabou, Freud écrivait : « Nous postulons l’existence d’une âme collective (…) [et la possibilité qu’] un sentiment se transmettrait de génération en génération se rattachant à

une faute (dont) les hommes n’ont plus conscience et le moindre souvenir. » [2] évoquant la possibilité d’une transmission par un inconscient reliant les membres d’une même famille.

Loyauté familiale invisible

Le deuxième concept important en psychogénéalogie est celui de loyauté familiale invisible intimement lié à celui de justice familiale. Il a été développé par Ivan Boszormenyi-Nagy, un psychanalyste d’origine

hongroise qui publie en 1973 avec G.M. Spark :Invisible loyalties.

Pour eux, au sein de la famille, chacun entretiene une comptabilité subjective de ce qu’il a donné et reçu dans le passé et dans le présent et de ce qu’il donnera et recevra dans le futur. Il y aurait dans chaque famille des règles de loyauté et un système de comptabilité inconscients qui fixent la place et le rôle de chaque membre et ses obligations familiales, notamment vis à-vis du respect et des convenances. Anne Ancelin Schützenberger parle pour cela du Grand livre des comptes de la famille. Pour elle, l’acquittement des dettes familiales est très souvent transgénérationnel : « Ce que nous avons reçu de nos parents, nous le rendons à nos enfants. »

Concrètement, cela sous-entend que celui, ou celle, qui a eu une enfance trop gâtée par rapport à ses frères et soeurs, qui n’a pas respecté le code moral de sa famille - en dénonçant par exemple un des membres ou se rendant coupable d’un délit - risque de porter une dette inconsciente et de la transmettre à ses descendants sur plusieurs générations.

Ces règles de loyauté sont dites invisibles car pour les psycho généalogistes, elles sont inconscientes. Pour illustrer ce concept de loyauté invisible, on peut citer ces exemples théoriques : 3⁄4 un enfant échoue au baccalauréat inconsciemment pour ne pas dépasser le statut social de ses parents [3],

3⁄4 une fille prend en charge l’éducation de sa fratrie à la mort de ses parents et ne se marie jamais,3⁄4 une nièce s’occupe de sa vieille tante car cette dernière a sauvé la vie de son père pendant leer enfance.

Les règles de loyauté invisible maintiendraient donc parfois les gens en servitude. Ils se sentiraient liés par rechercher dans le vécu de nos

ancêtres les sources de nos éventuels troubles psychologiques, comportements étranges et/ou maladies actuelles.

Anne Ancelin Schützenberger a synthétisé le résultat de ses observations et développé sa théorie psychogénéalogique dans son livre Aïe, mes aïeux !, publié dans le monde entier et devenu best-seller.

[2] S. Freud, Totem et Tabou, (1913) cité par Anne Ancelin dans Aie, mes Aïeux ! [3] Exemple cité par Anne Ancelin, tiré de La Névrose de classe (1987) de Vincent de Gauléjac, dans lequel le sociologue montre comment ces loyautés invisibles seraient la cause d’actes manqués qui empêcheraient certaines personnes de passer un examen scolaire ou professionnel, ou les pousseraient à se mettre dans des situations d’échec économique ou social pour ne pas dépasser le niveau social ou intellectuel de leurs parents.

Crypte et fantômes

Meurtre ou suicide, inceste, faillite, adultère, enfants hors mariage, homosexualité, pédophilie, maladies mentales… il est rare que l’histoire d’une famille ne comporte aucun de ces épisodes. Sujets de conversation peu agréables, ils sont rarement évoqués par les

membres de la famille. Mais ces secrets que l’on tait souvent par honte ou simplement par pudeur, peuvent devenir pour les psychogénéalogistes de véritables fantômes.

En 1978, deux psychanalystes freudiens, Nicolas Abraham et Maria Török font des recherches cliniques sur des patients qui ne comprennent pas toujours les raisons de leurs actes et leurs comportements.

Ces patients ont conscience d’agir dans certaines situations de manière irrationnelle et contraire à leur volonté mais ne peuvent pas s’en empêcher.

Pour expliquer ses comportements non rationnels, les deux psychanalystes inventent les notions de crypte et de fantômes. Ils imaginent en effet qu’un secret ait pu être enfermé par le non-dit dans une crypte de l’inconscient familial et en surgir pour influencer le comportement de leurs patients.

Pour Nicolas Abraham et Maria Török, un fantôme est donc une formation de l’inconscient né du secret inavouable d’un autre membre de la famille et qui s’est transmis d’un inconscient à l’autre à travers les

générations.

Pour illustrer cette idée, Anne Ancelin Schützenberger cite l’exemple théorique de Monsieur Dupont qui ne supporte pas le fait que sa mère soit une enfant naturelle, née et élevée en Isère. Pour la psychogénéalogiste, cette honte poussera Monsieur Dupont à ne jamais parler de sa mère à ses enfants ni même de l’Isère. Il préférera la mer à la montagne, et adorera la natation… Dans la logique psychogénéalogique, son attitude risque d’avoir des conséquences

sur le comportement de ses enfants. Pour Maria Török et Nicolas Abraham, le secret et les non-dits, tous les mots occultés agissent, « comme des lutins invisibles qui arrivent à rompre depuis l’inconscient

la cohérence du psychisme » [4]. Dans l’optique transgénérationnelle, une personne souffrant d’un fantôme qui sort de sa crypte souffre d’une maladie généalogique familiale, d’une loyauté familiale inconsciente et/ou des conséquences d’un non-dit devenu secret.

Pour résumer, la psychogénéalogie postule l’existence d’un inconscient familial permettant une transmission entre générations, l’existence de règles de loyautés propres à chaque famille et la possibilité pour un secret familial, un événement passé traumatisant de venir influencer le comportement des membres de la famille.

Les outils et la théorie

Le génosociogramme

L’outil essentiel de la thérapie transgénérationnelle est le génosociogramme.

Il s’agit d’un arbre généalogique sur cinq générations (ou plus), constitué souvent de mémoire, complété des éléments de vie importants (professions, lieux d’habitation, contexte socio-économique…)

et des dates d’événements marquants (naissances, mariages, décès, accidents, licenciement, maladie…). Le génosociogramme peut aussi comporter les habitudes de chaque membre, qu’elles soient religieuses, alimentaires, culturelles ou autres.

Le génosociogramme n’est donc pas un document objectif. Il ne se limite

d’ailleurs pas à la filiation directe mais le patient y ajoute toutes les personnes de sa famille ayant un rôle important à ses yeux (oncles,

tantes, neveux, cousins…). Quelques conventions de signes permettent de matérialiser le sexe des membres de la famille, les ententes, les personnes vivant ensemble… Le génosociogramme est souvent établi

en groupe pour que les souvenirs des uns réveillent la mémoire des autres.

Dans cette représentation graphique, le psychogénéalogiste cherche les répétitions, de dates, de prénoms, de professions, les coïncidences et essaient ensuite de les interpréter.

Le syndrôme d’anniversaire

Travaillant avec des malades atteints de cancer en phase terminale, Anne Ancelin Schützenberger a repéré dans leurs génosociogrammes ce qu’elle a appelé des syndromes d’anniversaire ou synchronies.

En recherchant dans l’histoire de la famille de ses patients, elle a mis en évidence des répétitions de structure ou d’âge : le cancer se déclenchait parfois à la date anniversaire ou à l’âge auquel une mère, un grand-père, une tante étaient précédemment morts d’un cancer ou d’un accident. Pour elle, « l’inconscient Le génosociogramme est un arbre généalogique que le patient complète de mémoire, en indiquant tous les éléments qui lui semblent importants.

Les coîncidences, les répétitions seront ensuite interprétées par le

psychogénéalogiste.

Nos arbres généalogiques sont-ils hantés par les « fantômes » de nos ancêtres qui viennent influer sur notre comportement ?

[4] Cité par Anne Ancelin Schützenberger dans Aie,mes aïeux !

« L inconscient a bonne mémoire. ». Ce constat expliquerait que certaines personnes se sentent angoissées ou déprimées chaque année, à la même époque sans savoir pourquoi, ni se rappeler qu’il s’agit de la période anniversaire de la mort d’un membre de la famille, qu’elles n’ont parfois même pas connu. Ces répétitions ou synchronies constituent le syndrome d’anniversaire. Dans son livre, Anne Ancelin fait référence à l’étude statistique réalisée par le Dr Joséphine Hilgard, publiée en 1961 et qui selon elle confirme son intuition. Cette psychologue aurait montré que le déclenchement d’une psychose à l’âge adulte pouvait être lié à la répétition familiale d’un événement traumatisant.

Le Dr Hilgard a fait une étude systématique des entrées de deux hôpitaux californiens entre 1954 et 1957 ce qui représentait 8680 malades. En éliminant les dossiers des patients âgés de plus de 50 ans, et en faisant un premier tri sur les pathologies (exclusion de l’alcoolisme par exemple), elle a gardé 2402 malades dont les 3/5 étaient diagnostiqués schizophrènes, 1/5 maniaco-dépressifs, et 1/5 psychoneurotiques. Parmi ceux là, seuls ont été retenus pour l’étude ceux dont la première admission à l’hôpital s’était produite après un mariage, la naissance d’un enfant et la mort d’un parent entre 2 et 15 ans. Finalement, il ne restait plus que 184 malades : 37 hommes et 147 femmes. Les résultats de l’étude sont présentés dans le tableau ci-dessous [5] :

Joséphine Hilgard a relevé des coïncidences entre l’âge du patient au oment de la perte du parent et l’âge de l’aîné des enfants au moment de la première admission du patient chez 14 des 65 femmes qui avaient perdu leur mère, et chez 9 des 82 femmes qui avaient perdu leur père. Selon elle, ces nombres sont suffisants pour une étude statistique et ils démontrent la réalité du syndrome anniversaire.

En ce qui concerne les hommes, cette corrélation n’a pu être faite. Hilgard l’explique par le fait que les hommes finiraient plus souvent alcooliques (pathologie) exclue de l’étude) et les femmes seraient plus sujettes aux troubles psychiques.

Comme preuve scientifique de l’existence du syndrome d’anniversaire, d’autres psychogénéalogistes évoquent également le travail du Dr Monique Bydlowski, psychiatre-psychanalyste et chercheur à l’Inserm. Elle aurait fait des observations analogues en étudiant les dates d’accouchement à la maternité de Clamart puis à celle de Port-Royal, à Paris.

Dans le livre de Nina Canault, Comment paye-t-onles fautes de ses ancêtres ? , interviewée, elle affirme : « Tous les jours, je vois des dates d’accouchement ou des dates de conception qui commémorent lamort d’un parent ou d’un aïeul ou d’un premier enfant dont on n’a pas pu faire le deuil. »

Exemples

Pour élaborer sa théorie, Anne Ancelin Schützenberger se base sur ses observations et une bibliothèque de plus de 300 arbres généalogiques.

Elle a sûrement utilisé les cas les plus flagrants pour illustrer son livre qui comporte des exemples très surprenants.

Nous en rapportons ici quelques uns pour pouvoir les discuter ensuite.

À 39 ans, Charles est atteint d’un cancer des testicules. Il subit une première opération, puis fait une rechute avec des métastases aux poumons et refuse le traitement de chimiothérapie, il va mourir.

En faisant son arbre généalogique, la psychogénéalogiste s’aperçoit que son père et son grand-père étaient bouchers comme lui. Elle en conclut que Charles croit à l’usage du couteau donc du scalpel et c’est pourquoi il a accepté sans problème sa première opération, selon elle.

Elle constate ensuite que son grand-père est mort également à trente-neuf ans, d’un coup de pied de chameau dans les testicules. En résumé, Charles s’apprête à mourir au même âge que son grand-père d’une maladie qu’il l’atteint au même endroit… En poussant un peu plus loin l’étude, elle se rend compte que la structure familiale se répète. Le grand-père est mort à 39 ans en laissant un fils de 9 ans et Charles s’apprête à faire de même. Pour elle, plus qu’une coïncidence, c’est une loyauté invisible.

Roger est médecin. À 27 ans, il a un accident de voiture en amenant son fils de 6 ans à l’école.

Après enquête auprès de son père et son grandpère, Roger fait aparaître une répétition des accidents survenus au même âge.

Pour Anne Ancelin Schützenberger, ce genre de répétitions sur 4 énérations remet en question le hasard et ne s’explique que par une loyauté invisible.

Dans ce cas, il y aurait une hérédité des accidents chez les garçons de cette famille à 6 ans.

Depuis des années, François souffre de maux de gorge et du syndrome de Reynaud, une mauvaise circulation sanguine de l’extrémité des membres, qui donne une sensation de froid permanente.

Construisant son arbre généalogique pendant de longs mois avec la thérapeute, il remonte jusqu’à la Révolution Française. Il remarque alors qu’un de ses aïeux qui s’appelait lui aussi François avait été guillotiné

le 9 janvier 1793, jour de son anniversaire. Après avoir joué cet épisode historique en psychodrame, tous ses symptômes auraient disparu. Mais les allégations de la psychogénéalogiste vont encore plus loin notamment lorsqu’elle croit observer sur la généalogie les effets d’une parole forte ou d’une malédiction.

Au Maghreb et en particulier en Tunisie, Anne Ancelin Schützenberger prétend avoir observé l’effet du prénom d’un enfant, sur le sexe du suivant.

Dans la région de Carthage, il existerait une tradition vieille de plus de 2000 ans, dans les milieux ruraux, qui consisterait à appeler Delenda la dernière née.

"L'enfant a toujours l’intuition de son histoire.

Si la vérité lui est dite, cette vérité le construit."
Françoise DOLTO